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Montréal, 15 mai 2004 / No 142 |
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par
Gilles Guénette
Il n’y a pas si longtemps, les médias n’en avaient que pour les dangers de la cigarette. Le tabac et la fumée secondaire menaçaient la planète entière et les gouvernements devaient intervenir pour mettre au pas une industrie qui prospérait sur le dos des consommateurs. Ce qu’ils ont fait. Maintenant que la cigarette est à toute fin pratique disparue de nos vies, les ayatollahs de la santé en mal de crise se tournent vers l’obésité et toutes ces entreprises qui offrent des produits qui feraient engraisser. Eh, vous! Laissez tomber ce sac de chips immédiatement! |
Vivre
peut vous tuer
Il ne se passe pas une journée sans qu’on fasse état du problème
de l’obésité dans les médias. «Mettre les Canadiens
aux pas – Un sondage montre une fois encore le manque d’exercice»
(Le Devoir, 2 mai 2004), «Les enfants obèses sont souvent
agresseurs ou victimes» (La Presse, 3 mai 2004), «L’obésité
menace la croissance européenne» (La Presse, 4 mai
2004). L'obésité est le nouveau mal du siècle.
Le 24 avril dernier, un sondage Léger Marketing-Le Devoir
révélait que 64% des Québécois souhaitent voir
des messages d’avertissement sur les produits qui font grossir (Fabien
Deglise, «Malbouffe: Québec doit intervenir»). Une large
majorité de Québécois veulent que le ministère
de la Santé intervienne pour forcer l’industrie agroalimentaire
à «apposer sur les produits qui font grossir des messages
d’avertissement s’inspirant de ceux actuellement présents sur les
paquets de cigarettes au pays.»
Sur les 1000 personnes interrogées, près de 80% estiment
que l’obésité est devenue aujourd’hui «un problème
de santé publique majeur au Québec». Les sondés,
dont seulement 22% disent avoir un poids trop élevé par rapport
à leur taille, sont en faveur de messages sur les produits, mais
contre l’idée d’une taxe imposée sur ce qu’on appelle la
«malbouffe» – si l’obésité est un fléau
qui nous guette tous, mieux vaut s’éviter d’éventuelles dépenses…
Une véritable faune de spécialistes, tous plus attentionné(e)s
les un(e)s que les autres, s’est développée au fil des mois
(et des «crises») pour éclairer et venir en aide aux
personnes qui éprouveraient des problèmes ou qui pourraient
développer une pathologie – et qui sait, peut-être se décrocher
un contrat de consultant au passage…
Le 7 mars dernier dans La Presse, Paul Boisvert signait une lettre
ouverte dont le titre était sans équivoque: «Une guerre
sans merci – D’ici 20 ans, les conséquences de l’obésité
risquent d’être pires que le tabagisme». Rien de moins. Pour
le docteur en physiologie de l’exercice, «ne pas élaborer
de stratégie de lutte contre l’obésité, c’est gruger
peu à peu le capital santé de la société québécoise
et s’assurer d’une explosion des coûts de santé dans 20 ans.
Garanti!»
«Les écoles gagneraient à créer des partenariats
avec des organismes communautaires, l’entreprise privée et les agences
gouvernementales pour une meilleure accessibilité des outils d’intervention
à un coût partagé, écrivait-il. Le virage prévention,
c’est maintenant qu’il faut le prendre. Mais sans une prise de position
ferme des gouvernements, c’est peine perdue.» Notez le sentiment
d’urgence ici. Comme toujours, il faut faire vite. Maintenant. Ne
surtout pas prendre le temps de réfléchir. D’autres l’ont
fait.
Le 5 février, dans un mémoire déposé devant
les membres de la Commission de l'agriculture, des pêcheries et de
l'alimentation, la très à gauche Union des consommateurs
recommandait, entre autres choses, que le Québec se place «à
l'avant-garde de la sécurité alimentaire, en adoptant les
pratiques qui protègent le mieux les consommateurs en matière
d'étiquetage des aliments et de traçabilité»
et que les gouvernements s'engagent «dans un combat contre la malbouffe,
responsable de nombreux problèmes de santé.» (Fabien
Deglise, «La malbouffe aussi dévastatrice que la nicotine
», Le Devoir, 6 février 2004)
L’organisme voudrait aussi voir apparaître sur un grand nombre d'aliments
jugés «malsains» des messages comme ceux qui ornent
les paquets de cigarettes au pays. «L'abus de sel peut entraîner
des maladies mortelles.» «Les gras trans font mourir à
petit feu.» «N'empoisonnez pas vos enfants avec du sucre.»
«Trop de sel, de gras saturés et de sucre tue chaque année
l'équivalent d'une petite ville.» Les messages, on s’en doute,
seraient accompagnés d’images morbides de personnes obèses,
de gros plans de foies atrophiés ou d’artères bloquées...
Selon Santé Canada, de souligner le porte-parole de l'Union, Charles
Tanguay, les coûts de la «malbouffe» se chiffreraient
à 6,3 milliards $ par année. Comment diable sont-ils arrivés
à ce chiffre? «À notre avis, ne serait-ce que pour
soulager le système de santé des coûts astronomiques
que génèrent ces aliments malsains, les gouvernements devraient
s'engager dans un combat sans merci contre certaines mauvaises habitudes
alimentaires et contre les industries agroalimentaires qui permettent à
ces mauvaises habitudes de perdurer, parfois même en les encourageant.»
Parce qu’elles les encouragent, vous diront toutes ces bonnes gens. Demandez
à Morgan Spurlock. Il s’est nourri exclusivement de McDonald’s durant
trente jours pour le tournage de son Super
Size Me, un documentaire qui sort sur les écrans ces jours-ci.
McDéjeuners, McDîners, McSoupers. Même l'eau provenait
de la chaîne de restos. Son expérience lui a valu plusieurs
prix, dont celui de la mise en scène, section documentaire, au dernier
Festival de Sundance.
Spurlock, début trentaine, svelte et athlétique, mesure 6
pieds 2 pouces (1,88 m). Avant le tournage, il pesait 185 livres (84 kg),
son taux de cholestérol était à 165, son taux de graisse
corporelle, à 11%. Après 30 jours de régime McDo,
son poids est passé à 210 livres, son taux de cholestérol,
à 230, et son taux de graisse corporelle, à 18%. En plus
de prendre du poids, notre «Michael Moore en devenir» s’est
mis à souffrir d'asthme, de douleurs dans la poitrine, de maux de
tête, de palpitations et de dépression. Même sa libido
en a pris pour son rhume…
Vous avez sûrement entendu parler du film; tous les médias
en ont parlé. Très peu par contre ont parlé de Debunk
the Junk, un documentaire réalisé par Soso Whaley
en réponse à Super Size Me. Une simple recherche sur
Google nous montre la disparité entre les deux: 15 000 hits pour
Morgan Spurlock, 443 pour Soso Whaley (6 mai 2004). D’accord, Spurlock
a remporté un prix, mais avouez que le fait qu’il soit idéologiquement
sur le même bord que les journalistes est un atout de taille! Mme
Whaley a le malheur d’être rattachée au Competitive Enterprise
Institute, un institut «ultra-libéral», comme ils disent.
Pour Mme Whaley, Super Size Me est un coup monté: «[The
media] were really playing up the angle that he'd eaten a lot at McDonald's,
that he'd eaten for 30 days and that he'd really gained weight. And I was
thinking, well, you know, he wanted those results. He purposely ate over
3,000 calories a day.» (Andre Mayer, «Minimize me», The
Globe and Mail, 1er mai 2004). Comme Spurlock, la réalisatrice
n’a mangé que du McDonald’s durant 30 jours, mais contrairement
à notre monsieur, elle a apporté une attention particulière
au nombre de calories ingurgitées. Résultat: elle n’a pris
de poids, elle en a perdu! Et elle se sent très bien!
C’est que durant son tournage, Spurlock a souvent absorbé jusqu’à
5000 calories par jour (la FDA américaine et le Guide alimentaire
canadien en recommandent de 2000 à 2500). N’importe qui (ou
presque) prendrait du poids à 5000 calories par jour sans faire
d’exercice. «He was just overdosing himself», de dire Soso
Whaley avant d’ajouter: «The poison is in the dose. Anything can
be toxic – if you have too much water, you can die.»
Mais le but de Spurlock et des médias qui en parlent n'est pas de
discourir sur les bienfaits d'une alimentation saine ou de la diète
idéale; leur but, quoique inavoué, est d'attaquer la chaîne
de restauration rapide, l'«American way of life», le capitalisme
«sauvage». Pourtant personne ne force qui que ce soit à
fréquenter McDonald’s! Ceux qui considèrent que le McDo est
infecte n'ont qu’à ne pas y mettre les pieds. Tous les goûts
sont dans la nature. Et fréquenter McDonald’s n’est pas synonyme
d’embonpoint ou de problème de foie!
Comme l’a déclaré l’entreprise en réponse au film
de Spurlock: «This movie is not about McDonald’s, it’s all about
personnal responsibility and one individual’s decision to act irresponsibly.»
(National Post, 6 mai 2004) En matière de nourriture, d’alcool,
de télévision, ou de n’importe quel autre type de consommation,
la modération a bien meilleur goût. Malheureusement, le concept
de modération, et de responsabilité qui vient avec,
n’a plus tellement la cote…
McDésinformation
Heureusement, des bribes d’informations critiques réussissent toujours
à se faufiler dans toutes cette nouvelle crise médiatique
de fin du monde appréhendée (l'initiative de Mme Whaley est
un bon exemple). Par exemple, deux jours après la publication du
sondage du Devoir sur l’étiquetage des produits qui font
grossir, un professeur au département de nutrition de l'Université
de Montréal faisait cette mise en garde: «L'efficacité
d'une telle mesure est loin d'être démontrée. L'obésité,
ce n'est pas le fait d'aliments, mais plutôt d'habitudes alimentaires.
Il est donc difficile de montrer un produit du doigt, car ce n'est pas
lui qui entraîne la surcharge pondérale, mais bien la quantité
qu'on en consomme.» (Le Devoir, 26 avril 2004)
Enfin quelque chose de sensé. Il me semble que c'est évident.
Comment se fait-il qu’on n’entende pas davantage ce genre de propos? «Un
jus d'orange, sain pour la santé, peut faire grossir si l'on en
boit trois litres par jour tous les jours, de poursuivre Marie Marquis,
car c'est une source importante de calories. Doit-on alors apposer un avertissement
dessus?» Et sur le lait, sur le bacon, sur les sacs de pommes de
terre, le fromage, les oeufs… Il n’y a pas de limite à ce qu’on
peut étiqueter. Sauf qu'une étiquette ne change pas les comportements.
Dans tout le débat sur l’obésité, une notion refait
constamment surface: la responsabilité des entreprises. Si on en
croit ce que disait M. Spurlock au National Post le 6 mai dernier,
McDonald’s aurait la responsabilité de faire l’éducation
de ses clients: «McDonald’s every day feeds 46 million people […]
When you feed that many people, do you as a corporation have a responsibility
to your consumers to educate them as to what you’re serving, as to what’s
in it, as to how often people should eat it? Yeah, you do.» (J. Kelly
Nestruck, «Standing up for the little big guy»)
Dans un monde de victimes, il n’est jamais question de la responsabilité
du consommateur. La responsabilité incombe toujours aux producteurs
de biens et services – surtout s'ils sont des multinationales américaines...
Les consommateurs sont soit dépassés par les événements
(nous vivons dans un monde tellement complexe), soit manipulés
par les méga campagnes de publicités des grandes multinationales
(nous sommes incapables de peser le pour et le contre tellement nous sommes
bombardés de milliers de messages par jour). Ils sont toujours impuissants
devant le «rouleau compresseur», pour reprendre une image chère
aux gauchistes, de l’industrie de la «malbouffe».
En plus de la responsabilité des entreprises, la notion de coûts
générés par les aliments «malsains» sur
les systèmes de santé refait toujours surface dans ce débat.
Dans cette logique, comme le système de santé est public,
et que tous les contribuables payent pour les mauvaises habitudes de consommation
de tout le monde, l'État doit intervenir pour protéger les
intérêts de la majorité. Comme tout a un impact sur
le système de santé, l'État de mêle de tout.
C'est simplet, mais c'est ça. L'alcool au volant, le casque à
vélo, la cigarette, le port du condom, les programmes d'échange
de seringues, etc.
Mais comme il semble que les parents ne montrent plus grand-chose à leurs enfants et qu'il est impossible de savoir combien coûtent les mauvaises habitudes, parce que ces coûts sont cachés et qu’ils sont partagés par l’ensemble de la collectivité, sur quoi le citoyen doit-il s'appuyer pour adopter des comportements responsables? Quels sont ses incitations?
Dans un système de santé privé, les régimes
d’assurance seraient… privés. Comme il y aurait de la compétition,
différentes grilles tarifaires et forfaits seraient proposés
par différentes entreprises qui accorderaient des rabais sur les
primes d’assurances des consommateurs qui maintiendraient un poids santé;
des points bonus à ceux qui ne fument pas ou qui gardent la forme.
Et vous verriez les gens faire des choix en fonction de ces coûts.
En toute connaissance de cause. Vous en verriez se prendre en main, d’autres
continuer à fumer sans pour autant culpabiliser. Chacun saurait
à quoi s’en tenir.
L'État doit-il intervenir pour mettre fin à l'obésité?
Non. Il ne le pourra pas de toute façon. L’obésité
est un problème de comportements, non un problème de nourriture
grasse. Ce sont les consommateurs qui sont les mieux placés pour
faire changer les choses. Leur pouvoir d’achat est le meilleur outil de
persuasion. Laissons-les l’utiliser. Comme l’écrit Sean Gabb ailleurs
dans ce numéro du QL: «Whenever the government
does something for us, it takes away from our own ability to do that for
ourselves. This diminishes us as human beings.»
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